(Publié le 8 Mars 2008)
Irène Némirovsky, Le maître des
âmes, Denoël, 2005, 280p. (édition Folio, 2007). Première publication
dans la revue Gringoire en 1939.
À Nice en 1920, Dario
Asfar est un jeune médecin originaire de Crimée. Malgré sa profession, il
souffre du regard méprisant porté sur son physique "levantin". Alors
que sa femme vient d'accoucher, il accepte de pratiquer un avortement pour
gagner de l'argent. Cette première limite franchie lui permet
progressivement d'accéder à une réussite professionnelle prestigieuse...
en tant que "maître des âmes", un charlatan qui détourne les théories
de la psychanalyse pour s'assurer la dépendance de sa clientèle.
Le maître des âmes est
un roman dense, dont une phrase de la préface d'Olivier Philipponnat
et Patrick Lienhardt, reflète bien l'esprit : "Livre terrible, hâtif, Le maître des âmes
est le récit d'une assimilation crapuleuse payée d'un reniement, un mythe de
Faust transposé dans l'immigration". Sur la forme, les deux auteurs
soulignent le caractère double de cette œuvre, à la fois conte, détournant les
stéréotypes, et roman réaliste.
En effet, l'histoire de
Dario pourrait être presque banale, et le lecteur suivrait le parcours
tortueux, l'ascension de ce médecin qui a fui son pays pour venir s'installer
en France, un pays dont il rêvait ; mais la désillusion est immense. "Oui, vous tous, qui me méprisez, riches
Français, heureux Français, ce que je voulais, c'était votre culture, votre
morale, vos vertus, tout ce qui est plus haut que moi, différent de la boue où
je suis né!"
Au début du roman,
cette impression attire la sympathie et la compassion du lecteur. On
découvre les choix de Dario, on les comprend ; mais parfois, on
fronce un peu le sourcil, on s'interroge... La peur de la
misère conduit Dario de plus en plus loin.
"Sa vie ne l'avait pas préparé à la révolte,
mais à l'obstination, à la patience, à l'effort sans cesse déçu, sans cesse
renouvelé, à la résignation apparente qui augmente et concentre les forces de
l'âme"
L'ambition de Dario
devient presque dérangeante, et c'est tout l'intérêt du personnage d'Irène
Némirovsky, car Dario s'affranchit de toutes les règles, y compris de celles
qu'il pourrait encore respecter, notamment envers sa famille. Or, c'est
pour eux qu'il transgresse les règles, pour leur assurer un avenir ; infidèle à
sa femme, il accepte la distance imposée par son fils.
Ce roman est le
portrait, réaliste et cruel, d'un personnage qui se croit le jouet du
destin. Il y abandonne ses principes et une part de ses
responsabilités. "Je crois à une
fatalité, à une malédiction. Je crois que j'étais destiné à être un vaurien, un
charlatan et que je n'y échapperai pas. On n'échappe pas à sa destinée."
Le destin... et le regard des autres.
J'ai beaucoup aimé
cette approche. Irène Némirovsky ne cherche pas à
démontrer la fatalité en elle-même. Elle tente
d'expliquer comment ce sentiment d'être prisonnier d'une image,
et cette croyance au destin, peut influencer une vie entière. Le choix de
Dario d'exercer le métier de "maître d'âme" n'est pas anodin, car
Dario dicte la conduite de ses clients, il devient leur destin. Le mécanisme de
manipulation est particulièrement bien décrit dans la relation entre Dario et
Philippe Wardes, dont la déchéance est mise en parallèle avec l'ascension
du charlatan. Les pages sur les angoisses de Philippe Wardes, entre
conscience et perte de libre arbitre, sont émouvantes. Les autres personnages
sont décrits avec la même précision acerbe, et le même souci de l'image et du
symbole. Irène Némirovsky nous dévoile leur beauté, mais surtout leur
laideur, dans la mesquinerie, l'égoïsme, l'hypocrisie. L'auteur
semble vouloir montrer qu'ils sont, avant tout, profondément humains.
D'un point de vue
historique... (il fallait bien que j'y revienne)
Ce roman présente
la société de l'Entre-deux-guerres (le récit commence en 1920), une époque
complexe, marquée par une forte immigration et des sentiments
de xénophobie, alors que l'affaire Dreyfus est encore dans les esprits.
Il faut éviter les
raccourcis et les parallèles un peu faciles avec d'autres périodes
plus récentes. Bien sûr, certains thèmes de ce roman touchent à ce concept
un peu insaisissable de l'universalité, mais en histoire, il est assez
risqué de faire des comparaisons. Le contexte est toujours différent, les
mentalités et les représentations également, et on aboutit seulement à des
conclusions hâtives et tronquées.
Développer
m'entraînerait beaucoup trop loin, et je vous conseille de lire la préface qui
donne de nombreuses explications sur l'accueil du roman, sa place
dans la vie et dans l'œuvre d'Irène Némirovsky.
Enfin, j'ouvre une
parenthèse sur l'avortement. Je n'avais pas
l'intention de lire ce roman mais ce mot sur la
4e de couverture a attiré mon attention, car l'avortement était le sujet de mon
mémoire de maîtrise en histoire. En 1920, l'avortement est encore un crime. Les
médecins qui le pratiquent risquent une peine de travaux forcés. Il
devient un délit en 1923. Irène Némirovsky ne donne aucun détail sur cet
avortement (et je l'admets, j'étais un peu déçue...) Là encore, elle joue sur
les clichés. Mon étude portait sur un période légèrement antérieure, mais
le "mythe" du médecin avorteur, de la sage-femme "faiseuse
d'ange" est encore présent dans les esprits à cette époque. Or, ce
qui est intéressant dans le cas des médecins et de l'avortement, c'est
qu'en l'absence de sources suffisantes (procès, preuves, témoignages,
etc.), il est impossible à l'historien de donner des chiffres précis sur ces
pratiques, de déterminer quelle est la part de réalité dans ce
"mythe"...
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