Présentation de l’éditeur : Dans ce
texte, Janet Frame utilise la vaste palette des perceptions sensorielles pour
explorer l'ambiguïté de la communication : Erlene a cessé de parler parce que
«à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour dire quelque chose, sa voix, de
la cachette où elle se dissimulait, lui rappelait qu'il n'y avait rien à dire
et pas de mots pour le dire» ; Vera, sa mère, mue par un sentiment de jalousie,
de dépit et de culpabilité, est devenue aveugle à force de volonté ; et enfin
Edward, son père, les a abandonnées pour retracer l'arbre généalogique d'une
autre famille vivant dans un pays lointain. Ces portraits d'individus incarnent
avec une rare éloquence la parole, la vie, les émotions humaines.
L’approche, l’ambiance, surprennent et
intriguent. Chacun des personnages semble enfermé dans son propre univers, mais
ils sont liés par la même difficulté à appréhender le temps, le langage, la
solitude, et la mort.
Erlene parle seulement à Oncle Scarabée
qui, installé sur l’appui de la fenêtre, fabrique des cercueils pour les
haricots morts. "Les gens redoutent le silence car il est transparent ;
tel une eau translucide qui laisse entrevoir chaque obstacle - qu’ils soient
usés, morts, noyés, - le silence révèle les mots et les pensées au rebut que
l’on a jetés là pour obscurcir son flot limpide. Et quand les gens regardent le
silence de trop près, ils se retrouvent face à leur propre reflet, leurs ombres
amplifiées dans les profondeurs, et cela les terrifie."
Edward fuit le silence de sa fille en
partant à Londres pour s’intéresser à l’histoire des Strang, une famille qu’il
ne connaît pas. "Je pleure les morts des temps anciens dont les vies
sont insérées entre les grandes failles de siècles qui me sont inconnus. Je
n’ai jamais entendu – sauf en imagination – les morts du passé parler, rire ou
sangloter".
Troublée par le mutisme de sa fille,
Vera, s’interroge, écrit, se replonge dans son passé, (l’occasion pour Janet
Frame d’évoquer les paysages de son enfance dans le sud de la
Nouvelle-Zélande). "Et personne ne sait à quel point le monde est usé,
défiguré par le frottement incessant du regard humain sur ses tranches, ses
angles et ses pages ouvertes."
En alternant la première et la troisième
personne, en glissant d’un point de vue à un autre, la narration permet de
donner la parole aux trois personnages, de comprendre leurs relations.
Mais il ne s’agit pas seulement de
sensations. Janet Frame nous montre comment se déroule le fil de la pensée,
"car les rêveries envahissent et conquièrent les territoires et, tout
comme les mots, y instaurent leurs formes de dictature". Elle illustre
la façon dont émotions et réflexions s’articulent, jusqu’à affecter le rapport
au réel. Le silence d’Erlene pose la question du trouble mental, bien sûr
(l’auteure a été internée à tort en psychiatrie), mais en restant dans la
sphère poétique et romancée. "La folie n’est qu’une journée porte
ouverte dans la fabrique de l’esprit", pense Véra.
L’obsession des personnages pour le
langage explique ce style poétique, très imagé. Il faut trouver les mots pour
s’exprimer, des mots "dont les projecteurs balaient les mers afin de secourir
les pensées, ou de les mettre en garde contre les marées dangereuses, les
courants contraires, les menaces de tempêtes" Erlene.
Pourtant, Janet Frame sait poser des
touches d’humour, légères et subtiles, dans ce labyrinthe de pensées, très bien
construit. Le lecteur n’est pas perdu, malgré ces changements de points de vue.
Plus on avance dans le roman, plus le sens se dévoile. Peu à peu, Janet Frame
offre des clés, pour aboutir à une fin étonnante, qui donne une autre dimension
au roman ; on le déroule alors à rebours. Janet Frame mêle habilement sa propre
expérience et ses préoccupations sur son époque. Pour éviter de casser l’effet,
je n’en dirai pas davantage. Mais grâce à cette fin, on comprend que Janet
Frame sait aussi jouer avec la perception des lecteurs.
C’était ma première rencontre avec cette
auteure que j’ai envie de continuer à découvrir. Je le conseille à tous les
lecteurs qui aiment sortir des sentiers battus.
Dans son billet sur Towards another
summer, Flo relève également les thèmes du langage et des paysages.
D'autres avis sur ce jardin aveugle sur le blog De Litteris et sur celui d'Yvon.