mardi 7 octobre 2014

Joseph Conrad, Souvenirs personnels

Joseph Conrad, Souvenirs personnels, éditions Autrement, 2012, (livre de poche, 2013).

Présentation de l'éditeur
En 1908, Joseph Conrad est attaqué par un critique anglais sur ses origines polonaises. Belle occasion pour faire ressurgir quelques figures mythiques de son enfance, qui l'ont bercé de littérature et d'idéaux patriotiques. Cela ne l'a pas empêché d'inventer son propre destin, en répondant au double appel qui hante ses Souvenirs : celui de la mer et celui de la langue anglaise.
De Londres à Marseille, de la Malaisie vécue jusqu'au Costaguana fantasmé, ces réminiscences offrent un étonnant voyage dans sa vie et son oeuvre, au grand vent de la liberté et de l'imagination.

Ce récit est complémentaire du Miroir de la mer, que j’avais adoré. Il est intéressant tant sur le fond que sur la forme. Conrad ne suit pas de chronologie. Il raconte des souvenirs d’événements vécus, mais parfois romancés. Histoire familiale, anecdotes, impressions, opinions, lectures, et écriture sont mêlées, liées avec harmonie, sans rupture. Une construction qui révèle l’élément essentiel de ces Souvenirs : un jeu avec les lecteurs. Pour Conrad, « le romancier vit dans son œuvre. Il est là, unique réalité d’un monde inventé, au milieu d’objets d’événements et d’êtres imaginaires ».
Il n’a donc pas besoin d’entreprendre une autobiographie mais dans sa préface, Conrad insiste sur la sincérité de sa démarche, car sa réserve, son sens de la mesure ou de l’ironie ont été critiqués : « Tenter d’être profond n’est pas être insensible. Un historien des cœurs n’est pas un historien de ses émotions, pourtant, il y pénètre plus loin, tout limité qu’il soit, puisque son but est d’accéder à la source même du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines méritent l’admiration et la pitié. Il est aussi digne de respect. Et n’est pas insensible celui qui lui accorde l’hommage peu démonstratif d’un soupir qui n’est pas un sanglot, d’un sourire qui n’est pas une grimace ».

L’écriture de La Folie Almayer, son premier roman, est le fil conducteur de ses souvenirs. Conrad se livre peu. Il louvoie entre sa vie et son imaginaire. Il a grandi entre la fiction et les figures marquantes de sa famille. Enfant, il lisait beaucoup (Hugo, Cervantès, Shakespeare...), les romans que son père traduisait, et surtout Dickens, « un maître pour lequel j’ai une telle admiration, ou plutôt une affection si intense et irraisonnée depuis mon enfance, que ses faiblesses mêmes me plaisent davantage que la puissance d’autres auteurs ».
Très marqué aussi par l’histoire de son pays, Conrad évoque son enfance en Pologne, ses parents, la mort de sa mère en exil, et son grand-oncle, ancien officier de l’Empire napoléonien, un personnage décrit de façon romanesque. Tous ces passages permettent de mieux comprendre pourquoi Conrad décide d’intégrer la marine britannique. Il sort de son milieu. Il préfère choisir sa vie, une évidence plus qu’un choix, explique-t-il. S’il écrit en anglais, c’est une « affaire de révélation non d’héritage ». Quitter la Pologne et devenir marin lui permet aussi d’éviter de subir le poids du passé et de sa famille. Mais il serait un peu hasardeux d’aller plus loin sur le terrain de l’analyse…

Conrad a surtout conscience d’être le « produit de son époque ». « Chaque génération a ses souvenirs », écrit-il. « Règles, principes et standards s’écroulent et disparaissent tous les jours. Peut-être sont-ils tous morts et disparus aujourd’hui. Nous vivons plus que jamais une époque libre et courageuse où les points de repère ont été détruits ; où des esprits ingénieux, s’emploient à inventer les formes des nouvelles bouées qui – c’est une pensée consolante – viendront remplacer les anciennes ».
Ces réflexions sur la littérature et la critique, son regard sur la politique soulignent l’importance de cette notion de temporalité. À cet égard, il me semble que Conrad est réellement un homme de son temps, dans un monde déjà en mutation, qui voit libertés individuelles et contraintes sociales se redéfinir.
Même si ses anecdotes incitent le lecteur à la réflexion, Conrad préfère la création et l’imaginaire à la philosophie et à la morale. Et il sait faire preuve d’humour. Par exemple, quand il raconte que l’irruption d’une femme dans son bureau l’arrache brusquement à l’écriture de Nostromo. Ou encore, lorsqu’il évoque ses examens pour obtenir ses grades dans la marine. Il s’agit plus d’un regard amusé que de traits d’esprit qu’une seule citation pourrait traduire.

Conrad conserve une certaine réserve, une distance, une forme de mystère, qu’il attribue à son passé dans la marine. Il aime transformer le réel en restant sincère. Si on a comparé Francisco Coloane et Joseph Conrad, c’est sans doute pour cette approche. Le passant du bout de monde de Coloane fera l’objet d’un prochain billet.
Ces Souvenirs personnels sont riches, j’aurais pu mettre l’accent sur d’autres aspects. Je pourrais aussi multiplier les citations. Je finis sur celle-ci : « Je me borne à aimer les lettres, mais l’amour des lettres ne fait pas un écrivain, pas plus que l’amour de la mer ne fait un marin. ».

10 commentaires:

  1. Quel beau billet, je n'ai encore jamais lu Conrad, honte sur moi :-)

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  2. Merci beaucoup Yue :-) Certains romans de Conrad doivent figurer dans des Top 100 d'incontournables. Cet écrivain est plutôt associé au monde maritime, ce qui peut rebuter un peu, sans doute. Mais tous ses romans ne se passent pas en mer, et j'aime bien ses personnages, plus complexes qu'il n'y paraît...

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  3. J'aime beaucoup la dernière citation.
    Par contre, j'ai le sentiment qu'il veut mieux déjà bien connaître l'œuvre de Conrad pour lire ce texte. Je ne sais pas si je suis convaincue ; je crains ne pas trop me sentir proche de lui. Cela n'enlève rien à ton excellent billet mais on devine que tu maîtrises ton sujet, d'où ma remarque étant donné que je n'ai lu qu'un seul de ses livres (sur lequel nous ne reviendrons pas ;)

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  4. Je suis loin d'avoir lu "tout Conrad" ! Et j'admets des lacunes sur le plan strictement littéraire. En revanche, le fait de connaître un peu l'histoire européenne du XIXe siècle, me permet sans doute de mieux apprécier la place de cet écrivain dans son époque, question d'angle de vue ;-)

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  5. Bienvenue donc dans le challenge classiques ;)

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  6. Hum.... je ne me sens pas prête pour la biographie d'un marin ;-) je t'enterai plutôt un autre de ses romans !

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  7. Alors, oui, mieux vaut aussi éviter "Le miroir de la mer" et choisir un roman ;-) J'avais bien aimé "Un sourire de la fortune", un texte court, et pour le prochain je tenterai "La Folie Almayer".

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  8. Je ne connaissais pas ce volume de souvenirs, et pourtant je croyais assez bien connaitre Conrad. Là, tu me tentes...

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  9. Je crois que ce texte n'était disponible que dans La Pléiade avant cette réédition chez Autrement, puis au Livre de poche.
    Merci de ta visite, Cleanthe :-)

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