dimanche 1 février 2015

Jean-François Beauchemin, Le jour des corneilles

Les Allusifs, 2004, éditions libretto, 2013, 160p.
Présentation de l'éditeur :  
Sise au fin fond de la forêt, une cabane en rondins abrite deux êtres hallucinés : un colosse marqué par la folie et son fils. Orphelin de mère livré à lui-même, nourri dans ses premiers jours avec le lait d’une hérissonne trouvée morte, ce dernier se retrouve adulte devant un juge silencieux pour avouer des actes inqualifiables. Son témoignage l’amènera à révéler peu à peu, en toute ingénuité et dans une langue unique, l’incroyable histoire de sa vie comme le destin tragique de son père.

Je ne vais pas trop en dire, car une grande partie du plaisir de cette lecture tient à la découverte de l’histoire au fil des pages.
Ce roman allie très bien fond et forme, propos et style, une qualité que j’apprécie beaucoup. Cette alliance est même tout l’enjeu de l’intrigue, puisque le thème central est la difficulté d’accéder au langage. "On eût dit que j’attendais, que j’attendais d’être instruit de vocabulaire, comme si je savais déjà que le jour viendrait où les choses et le monde trouveraient en ma bouche plus amples traductions".
Ce livre emprunte aussi à la fable. Plusieurs éléments (le père entend des voix ; le fils voit des "outrepassés", fantômes ou hallucinations) laissent un doute sur la capacité des personnages à appréhender le réel. Et on le comprend mieux au fur et à mesure de la lecture.

Dès les premières pages, on sait que le narrateur est dans un tribunal. Je redoutais un peu les clichés sur ce sujet mais l’auteur a su les éviter. Si la tragédie est annoncée, la longue déposition du narrateur en laisse entrevoir peu à peu les raisons. Le but n’est pas de se projeter ou de juger. Il suffit de suivre le personnage, le fil de ses pensées, d’essayer de comprendre. Ce roman pose plus de questions qu’il n’y paraît au premier abord : famille, éducation, société, amour, sont abordés avec le regard décalé d’un personnage coupé du monde, privé d’amour.
J’aime cette démarche, car elle implique le lecteur. Elle lui demande de sortir de ses propres représentations, d’accepter les règles du jeu proposé par l’auteur, de se laisser surprendre.
Si le style et le rythme déstabilisent un peu au départ, ils s’installent, imposent doucement leur poésie. Seule une petite partie au milieu du livre m’a semblé un peu longue. Et malgré l’originalité du style, de la syntaxe et du vocabulaire, la lecture reste facile. J’ai juste eu quelques difficultés avec le nom de certaines plantes, comme la dalibarde et la pruche, qui sont moins connues en Europe qu’au Québec, ou encore avec l’orthographe de certains mots, piquepoquète, par exemple. D'ailleurs, certaines références et des jeux linguistiques plus particulièrement québécois ont dû m'échapper. 

Ce roman est inclassable, comme je les aime. Il aborde notamment un thème qui m’intéresse beaucoup : de la maltraitance, qui n’est pas perçue comme telle, à la violence qui  semble ensuite naturelle.
"Combien de fois fus-je houspillé, affamé, appendu, enseveli, livré à termitières ou établi sur guêpière, enduit de miellée puis offert à fourmis, ficelé à branchotte puis donné pour pâture à chenillette, et quasiment noyé sous l’étang ? Combien de fois ? C’est là calculement trop extravagant pour mon casque si peu aguerri aux nombres. Mais je conserve de tout cela le sentiment d’un attentat ineffaçable".

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