mardi 7 juin 2016

Georges Rodenbach, Le règne du silence, extrait

En ces villes qu’attriste un chœur de girouettes,
Oiseaux de fer rêvant de fuir au haut des airs,
En des villes sans joie aux carrefours déserts
Où de rares passants, en grises silhouettes,
Se meuvent, balançant leur marche comme un glas,
On sent un froid silence uniforme qui plane ;
Si despotique, encor qu’il soit débile et las,
Qu’en lui tout cri se tait, que toute voix se fane,
Que même un bruit de pas déconcerte d’abord,
Que la moindre rumeur infinitésimale
Cause un trouble, paraît une chose anormale
Comme de rire auprès d’un malade qui dort.

Car le silence là vraiment s’atteste ! Il règne,
Il est impérieux, il est contagieux ;
Et le moins raffiné des passants s’en imprègne
Comme d’encens dans un endroit religieux.
Ah ! Ces villes, ce grand silence monotone
Qu’augmente un son de cloche en tombant de la tour ;
Ce silence si vaste et si froid qu’on s’étonne
De survivre soi-même au néant d’alentour
Et de ne pas céder à la mort qui délie…
L’eau s’en vint d’elle-même au-devant d’Ophélie.
Or le silence doux, dont l’eau nous circonvient,
Nous tente et nous entraîne à son tour dans des roses…
La ville est morte aussi… qu’est-ce qui nous retient ?
Et nous sentons vraiment comme l’ordre des choses !

Georges Rodenbach, Le règne du silence, Paysages de ville, extrait.
Cité par Alain Corbin, L’histoire du silence, Albin Michel, 2016.

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